Le cerveau des émotions
Les trois cerveaux humains
La recherche sur l’évolution a démontré que notre cerveau s’est constitué par étape depuis l’apparition des poissons il y a approximativement 500 millions d’années. Ce cerveau, dit reptilien, est encore présent chez les poissons, les amphibiens et, donc comme son nom l’indique, les reptiles. Par la suite, il y a maintenant 200 millions d’années, les hémisphères cérébraux se sont développés pour constituer le cerveau paléo-mammalien (ou cerveau limbique) puis, il y a moins de 10 millions d’années, est arrivé le cerveau dit néo-mammalien. Ce dernier cerveau n’est partagé qu’avec les singes Bonobos.
Notre cerveau est dès lors une superposition de structures, à l’image de ce qu’on pourrait constater dans une roche dotée de plusieurs couches géologiques en fonction de son évolution. Chacun de ces cerveaux a par ailleurs une fonction propre.
- le cerveau reptilien, dit aussi cerveau primitif, correspond chez l’humain au tronc cérébral. Bien protégé, il est la structure la plus résistante à un traumatisme crânien. Il assure la survie de l’individu et de l’espèce en assurant l’homéostasie (régulation de la respiration, du rythme cardiaque, de la tension artérielle, de la température etc.), la satisfaction des besoins primaires (alimentation, sommeil, reproduction…), les réflexes innés (chez les animaux vol migratoire des oiseaux, ponte des tortues etc.) et l’instinct de conservation par certains réflexes de défense (fuite, envol des oiseaux, morsure du serpent…). De manière générale, ce cerveau fonctionne donc avec des fonctionnements stéréotypés, pré-programmés.
- le cerveau limbique, apparu avec les premiers mammifères, sur lequel nous nous attarderons davantage, qui est dévolu aux émotions et à la mémoire
- le néocortex, propre à l’espèce humaine, qui permet notamment le raisonnement logique, le langage ou encore l’anticipation. C’est notre cerveau cartésien.
C’est ainsi que depuis le 16ème siècle de nombreux anatomistes cherchent à localiser le “cerveau des émotions” d’un point de vue anatomique. Progressivement, sur base notamment de l’étude de patients souffrant de troubles émotionnels, les découvertes scientifiques ont alors permis de déterminer que le cerveau émotionnel est en fait multiple et trouve son siège dans ce que Paul MacLean, qui a développé le modèle du cerveau triunique, a appelé le système limbique constitué de l’amygdale, l’hippocampe, la circonvolution cingulaire, le fornix et l’hypothalamus.
Le système limbique
Le système limbique (appelé parfois aussi cerveau limbique ou cerveau émotionnel), situé dans le lobe temporal, a également d’autres fonctions : il joue un rôle essentiel dans l’apprentissage et la mémoire, l’olfaction, le contrôle du système endocrinien, l’appétit ou encore le système nerveux autonome qui contrôle les fonctions respiratoire, digestive et cardiovasculaire.
Il semble cependant, comme le montrent certaines études contemporaines, que le siège des émotions primaires telles la peur ou la joie doit peut-être être distingué d’émotions plus complexes telles la culpabilité ou l’empathie par exemple.
L’amygdale : la vigie
L’amygdale est la zone responsable de l’activation émotionnelle et commande toutes les émotions. Elle s’active donc chaque fois qu’un individu reçoit un stimulus interne ou externe et est par ailleurs le siège de la mémoire affective. On constate d’ailleurs que si l’amygdale est ôtée chez des animaux, ceux-ci n’éprouvent plus de peur par exemple et ne ressentent plus le besoin de lutter ou coopérer et se retrouvent inaptes à tenir leur rang dans l’ordre social de leur espèce : toutes les émotions sont émoussées voire absentes.
Chez l’humain, l’amygdale associé à la circonvolution cingulaire voisine commande les larmes par exemple et on constate que les caresses ou autre type de réconfort calment ces régions du cerveau en faisant cesser les sanglots. Comme le dit fort justement Daniel Goleman, une des références incontestées de l’intelligence émotionnelle, “sans amygdale, plus de larmes à sécher ni de chagrin à apaiser”.
Un détonateur émotionnel
Goleman qualifie l’amygdale de sentinelle psychologique car celle-ci reste constamment active et passe perpétuellement au crible toutes les expériences vécues par un individu afin d’y déceler un éventuel problème et par conséquent une réaction émotionnelle à déclencher. Il examine ainsi chaque perception, chaque situation suivant un seul critère : déterminer s’il s’agit de quelque chose que l’individu déteste ou qu’il juge dangereux. Si la réponse est oui, l’amygdale réagit alors instantanément et alerte toutes les autres parties du cerveau pour déclencher des réactions en chaîne. Si le signal est la peur par exemple, l’amygdale déclenchera la sécrétion d’hormones chargées de mettre l’individu en état de combattre ou de fuir, mobilise les centres responsables des mouvements en faisant affluer le sang dans nos organes essentiels à la fuite (d’où la pâleur qui peut être constatée par la “fuite” du sang vers nos extrémités) et stimule cœur, muscles et viscères. En cas d’urgence, l’amygdale est même capable de prendre la direction de la majeure partie de notre cerveau, y compris l’esprit rationnel.
Goleman schématise ce fonctionnement en indiquant que “l’amygdale joue en quelque sorte le rôle d’une société de sécurité dont les opératrices se tiennent prêtes à envoyer des appels urgents aux pompiers, à la police ou aux voisins chaque fois que le système d’alarme se déclenche”.
Le piratage neuronal
Nous venons de le voir, l’amygdale, par son rôle de vigile est capable de prendre le contrôle de notre cerveau en court-circuitant le néocortex qui est notre cerveau rationnel. Ce mécanisme s’explique par le rôle du thalamus qui est le récepteur sensoriel : l’œil, l’oreille et les autres organes de sens transmettent leur signaux vers le thalamus qui a alors pour rôle d’assembler les signaux pour former les objets tels que nous les percevons et ensuite les classer et donner un sens à leur présence.
Le thalamus étant relié au néocortex et à l’amygdale, deux canaux sont alors possibles ; un canal “classique” transmettant les informations au néocortex qui va les traiter de manière purement rationnelle et un canal relié directement à l’amygdale qui va entraîner une réaction émotionnelle. Ce dernier faisceau de neurone était étroit et plus court, il alimente de manière beaucoup plus rapide l’amygdale, ce qui va déclencher une réaction avant que les informations captées par le thalamus ne soient pleinement enregistrées par le néocortex.
Vous l’aurez sans doute compris, cela signifie que nos émotions sont connectées de manière plus directe et rapide à un stimulus et peuvent donc entraîner une réaction émotionnelle avant que notre raison n’entre en action. L’amygdale nous fait alors réagir instantanément tandis que le néocortex, plus lent mais mieux informés, déploie un plan de réaction plus élaboré.
Complémentairement, il a été découvert que des souvenirs émotionnels peuvent se former sans la moindre intervention de la conscience ou de la cognition. L’amygdale emmagasine ainsi tout un répertoire de souvenirs et de réactions dans lequel nous puisons sans en être conscient par ce court-circuitage entre le thalamus et l’amygdale. Des souvenirs d’ordre affectif dont nous n’avons même pas conscience sont ainsi enregistrés et nous influencent sans que nous en rendions compte. Cet inconscient cognitif se crée même d’ailleurs une opinion sur ce qu’il perçoit, déterminant instantanément s’il apprécie ou pas le signal reçu.
Le double cerveau, la double mémoire
Concrètement, comment cela passe-t-il alors lorsque nous apercevons quelque chose ?
Le signal visuel capté par la rétine va donc être transmis au thalamus où il est traduit dans le langage du cerveau. Celui-ci va interpréter l’ensemble des signaux reçus et créer l’objet, avec la collaboration du cortex visuel. L’information est alors analysée et sa signification évaluée en vue d’une réponse appropriée. Si cette réponse est émotionnelle, un signal va alors partir vers l’amygdale pour activer les centres de l’émotion. Une fraction du signal originel partira alors directement du thalamus vers l’amygdale, ce qui permet une réponse rapide à la situation mais moins précise. Une réaction émotionnelle peut donc être déclenchée avant même que les centres corticaux aient compris ce qui se passe.
Ainsi, si un individu lambda aperçoit un serpent par exemple, le thalamus va interpréter le signal reçu par la rétine comme étant l’objet “serpent”, lequel renvoie immédiatement un signal vers l’amygdale pour déclencher une réaction émotionnelle qui sera sans doute celle de la peur. Le rythme cardiaque s’accélère alors, la tension artérielle augmente, les muscles se rendent prêt à agir, le sang afflue vers les mains et les jambes. Deux réponses seront alors possible : se battre ou fuir. Et ce n’est que dans un second temps que le néocortex va recevoir l’information et, le cas échéant, adoptera un raisonnement qualifié de “rationnel”, face à cette menace.
Le rôle de la mémoire émotionnelle à cet égard est évidemment important aussi. Il est un fait que la nature et l’intensité de la réponse de l’amygdale va différer selon l’expérience du sujet : une personne ayant déjà été mordue par un serpent adoptera une réponse émotionnelle différente du pompier spécialisé dans la capture des NAC. Il apparaît ainsi que l’excitation de l’amygdale créée par un événement de ce type va “imprimer” dans la mémoire les moments d’émotions avec une force spécifique : plus un événement est émotionnellement fort, plus fort il imprimera son celui-ci dans notre mémoire émotionnelle, y laissant une empreinte indéfectible.
Nous avons donc en fait deux mémoires : une pour les faits ordinaires et une autre pour les faits chargés d’émotion.
On le comprendra donc aisément, le rôle de l’amygdale est primordial lorsque nous sommes confrontés à une situation dangereuse, c’est lui qui nous fera bondir pour éviter une voiture au moment où elle va nous percuter, et ce bien avant que notre néocortex n’ait pris le temps d’examiner la situation pour savoir s’il faut rester sur place, bondir à droite ou à gauche ou simplement faire un pas de côté. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que nous identifions une chose avec précision pour savoir si elle est dangereuse, ce qui peut nous amener à réagir devant un orvet de la même façon que devant un crotale… avant peut-être que notre néocortex nous renseigne sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un serpent mais ben d’un lézard inoffensif, pour autant que nous ayons les cognitions suffisantes pour les distinguer évidemment.
Evidemment, cela peut nous amener à des réactions disproportionnées ou incongrues, sources de tensions sociales dans nos relations avec autrui notamment. C’est le cas notamment lorsque, se basant uniquement suer des bribes d’informations, l’amygdale perçoit un début de signification et en tire immédiatement une conclusion qui déclenche l’alarme émotionnelle avant d’avoir eu la confirmation des faits. Il arrive ainsi que des réactions de rage ou de peur panique soient déclenchées avant que le néocortex n’ait pu analyser ce qui se passe, telle une personne ophiophobe dont les réactions face à un orvet pourraient être sans proportion aucune avec la situation objective.
Le cortex préfrontal : le garde-fou
Alors que l’amygdale se charge de déclencher des réactions impulsives et souvent angoissées, une autre partie du cerveau se charge de rectifier le tir le cas échéant : le cortex préfrontal.
Situé dans les lobes préfrontaux et donc le néocortex, le cortex préfrontal intervient lorsque l’individu a peur ou est en colère en ayant pour rôle d’inhiber ou maîtriser ces sentiments pour aider la personne à faire face efficacement à la situation ou à modifier sa réaction si les circonstances l’exigent. Les lobes préfrontaux ont également pour missions d’évaluer en quelques instants le rapport risque/bénéfice pour chaque réaction possible et misent sur celle qu’il juge la meilleure. Face à une personne armée et dangereuse par exemple, alors que la réaction normale chez l’animal serait de fuir ou attaquer en constant le danger, chez l’homme les lobes préfrontaux vont évaluer tout un panel d’autres réactions possibles pour choisir la meilleure : apaiser, persuader, gagner la sympathie, gémir, défier, culpabiliser…
Faisant intervenir toute une série de circuits neuronaux, la réaction néocorticale est cependant bien plus lente que la réaction émotionnelle directe crée par l’amygdale. Mais elle est aussi plus judicieuse, mesurée et réfléchie dans la mesure où la pensée intervient davantage que l’émotion. C’est aussi lui qui jouera le rôle de tempérance face à des émotions trop envahissantes telles la mélancolie ou la rage.
En conclusion
Notre cerveau a donc deux voies d’actions possibles face à une situation donnée : une voie rationnelle gérée par le néocortex propre à l’homme et qui fait appel à une série importante de circuits neuronaux et une voie émotionnelle, excessivement rapide. Le canal émotionnel étant plus rapide, il est incontournable et impacte inévitablement la potentielle voie rationnelle qui suivra. Nous pourrions dire en quelque sorte que toute information perçue par notre cerveau passe systématiquement par le filtre de nos émotions avant d’atteindre notre rationalité.
Cela signifie que :
- les réponses émotionnelles surviendront toujours avant les réponses rationnelles
- si nous n’y prenons pas garde, nos émotions peuvent prendre le contrôle intégral de notre cerveau
- nos décisions sont toujours teintées d’une part d’émotions
- nos émotions doivent être maîtrisées pour permettre le déploiement plein de notre rationalité et la mise en oeuvre de nos cognitions
D’où l’importance de développer son intelligence émotionnelle afin de maîtriser davantage le fonctionnement de notre cerveau.
Pour en savoir plus/références
Goleman,D., L’intelligence émotionnelle, Robert Laffont, Paris, 1998